Revue Esprit : article « Des vies en images »

4 juin 2016. Publié par Benoît Labourdette.
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J’ai publié l’article « Des vies en images » dans le numéro de juin 2016 de la Revue Esprit, intitulé « Puissance des images ». Numéro coordonné par Carole Desbarats.

Texte de présentation de l’article « Des vies en images »

Les smartphones et les plates-formes numériques ont démocratisé les capacités d’enregistrer et de diffuser des images amateur. D’outils de mémoire, elles sont devenues outils de conversation et de partage, changement qui doit être accompagné par des actions pédagogiques.

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« Des vies en images » : lire l’article complet

À propos des images en ce début de XXIe siècle, leur production, leur circulation, leur nature numérique, leurs dangers, leurs potentialités,leurs usages, chacun y va de ses a priori, technophiles ou technophobes, de ses fantasmes, de ses utopies ou de ses paranoïas... Une pensée de l’image, éclairée par la pratique, est plutôt rare. Le discours intellectuel dominant, notamment lorsqu’il s’agit des pratiques des jeunes, est devenu depuis quelques années des plus réactionnaires, déconnecté d’une expérience raisonnée, sans se risquer à l’écoute et au faire.

Voici donc quelques propositions conceptuelles et pédagogiques, appuyées sur des expériences vécues et pensées, qui ouvrent vers des pistes concrètes pour se risquer aux images. Je me concentre sur les images animées, puisque c’est mon objet d’expérience et de réflexion, c’est-à-dire les « films » que l’on regarde et que l’on produit dans notre quotidien : les images télévisuelles, cinématographiques, sur internet, sur et par des téléphones, des tablettes numériques, des lunettes ou des casques, professionnelles ou amateur.

Deux régimes d’images

Il y a toujours eu deux régimes : les images professionnelles et les images amateur, les images « légitimes » et les images « sans intérêt », les images qui ont une valeur, pour lesquelles on paie (sa place de cinéma, son DVD, des publicités, sa redevance télé), et puis celles qui sont sans valeur. Ce qui distingue la « qualité » d’un film est, in fine, sa valeur marchande – et ce même dans les lieux a priori les plus progressistes. Jeune organisateur de projections de courts métrages, j’avais décidé, contre mon positionnement politique pour la gratuité, de faire payer l’entrée aux projections. En effet, les spectateurs donnaient d’autant plus de valeur aux images qu’ils payaient pour les voir, et les œuvres en étaient mieux reçues.

Dans le domaine de l’audiovisuel, les « amateurs » se sentent le plus souvent inférieurs aux « professionnels ». À partir des années 1980, le sémiologue Roger Odin a proposé une autre idée : les images amateur ne seraient pas « inférieures » aux images professionnelles ; elles n’auraient simplement pas la même fonction. Les images professionnelles doivent divertir, informer, faire rêver, faire de la propagande… Les images amateur ont pour fonction de garder des traces de sa vie personnelle, celles de sa famille, de sa communauté. Elles ont ainsi un rôle identitaire : avoir des images de soi enfant, de ses ancêtres, des mariages et de ses amis, cela participe, profondément, de la construction de son identité. C’était d’ailleurs l’une des fonctions de la peinture, avant la photographie, à travers les portraits.

Il n’y a donc pas à établir de hiérarchie entre les deux régimes d’images. Il n’est pas pertinent de juger négativement, notamment sur des critères techniques, les images amateur. Il est plus estimable d’avoir enregistré les premiers pas du bébé que d’avoir une image nette. Et même, le plus important était d’être là, à filmer en entier le concert du petit dernier, avec une vieille caméra muette, pour un film qu’on ne regardera jamais : faire une image de l’événement contribue à sa signification symbolique dans la construction psychosociale. Par exemple, dans un mariage, celui qui fabrique le film aura toujours une grosse caméra, afin de marquer l’attention prêtée à ce qui est filmé. Les personnes se mettent alors en scène, pour la mémoire, pour construire ensemble l’identité familiale. Une minuscule caméra numérique produirait la même qualité d’image, mais n’aurait pas les mêmes effets sociaux.

Les images amateur furent pendant longtemps produites par les pères de famille. Les pellicules coûtant cher, ils ne pouvaient donc pas filmer en permanence. Mais ils filmaient de manière frénétique, et les grands-pères aussi. D’ailleurs, sur les films, on voyait tout le monde, sauf le père ! À partir des années 1990 et de la démocratisation des caméscopes, les mères se sont mises à filmer. Et depuis 2005, avec l’apparition des caméras dans les téléphones portables, c’est tout un chacun qui peut filmer. Les jeunes gens d’aujourd’hui qui se filment, semble-t-il en permanence, ne sont pas plus excessifs que nos pères et nos grands-pères : ils font des images pour fabriquer de l’identité. L’image amateur répond aux mêmes nécessités aujourd’hui qu’hier, avec cette nuance qu’aujourd’hui, chacun peut également diffuser ses images, immédiatement et pour tous.

Charlie Bit My Finger

Le contexte économique des images a profondément changé depuis dix ans, même si nous n’en avons pas toujours bien conscience. L’année 2005 fut, à mon sens, une année charnière. Elle a vu l’apparition des caméras dans les téléphones portables. Tous les téléphones ou presque étant équipés de caméra, chacun a désormais un outil de prise de vue en permanence dans la poche. Le téléphone portable avait déjà chamboulé en profondeur notre rapport au temps, à l’espace privé et à l’écriture. Avec la présence de la caméra, l’ensemble de notre rapport au réel et à la mémoire s’en trouve modifié. Comme dirait Bernard Stiegler, nous avons une « mémoire outillée ».

J’ai fondé, en 2005, avec le Forum des images à Paris, le festival Pocket Films, consacré à la création audiovisuelle avec téléphone portable, afin d’accompagner le déploiement de cette technologie par une pensée fondée sur des actes créatifs. Ce cadre a vu naître des centaines de films et de nombreux dispositifs éducatifs.

L’année 2005 a également vu l’apparition d’un site internet de vidéo communautaire, YouTube, qui permet à chacun de diffuser, très facilement, ce qu’il a filmé auprès du monde entier. Avant 2005, la distinction entre amateurs et professionnels portait aussi sur la capacité de diffusion : seul le professionnel du cinéma ou de la télévision, du fait de sa formation technique et de son parcours social, pouvait rendre publiques les images. Les images des amateurs étaient donc cantonnées aux cercles familiaux et amicaux. L’économie de ce secteur consistait en la vente au grand public de technologies d’enregistrement toujours plus performantes. En revanche, les images des professionnels avaient une économie des « contenus » : on paie sa place pour aller voir tel ou tel film au cinéma, pas pour la technique.

Avec l’apparition de YouTube, les amateurs se sont retrouvés tout à coup outillés de cette capacité de diffusion auparavant réservée aux seuls professionnels et porteurs de la même responsabilité éditoriale, sans y avoir été formés. Le partage y est de plus en plus facile : 80 % des smartphones sont équipés du système d’exploitation Android, conçu par Google, qui est également propriétaire de YouTube. Ainsi, après activation du téléphone, on a presque automatiquement un compte sur la plate-forme de diffusion. Les vidéos y sont accompagnées de publicités : pour mille « vues », la vente de l’espace publicitaire rapporte en moyenne dix dollars à Google. Les professionnels aussi y diffusent leurs vidéos. Tout le monde est sur le même plan.

Chaque minute qui passe, cinq cents heures de vidéos supplémentaires sont publiées sur ce site et plus de cinq milliards de vidéos sont vues par jour. Peu importe qu’une vidéo soit vue mille fois ou que cent vidéos soient vues chacune dix fois, le prix de revient est quasiment le même pour Google. Certains films amateur, les films « viraux » (qui se diffusent comme un virus), totalisent des millions de vues. Par exemple, le film de famille Charlie Bit My Finger (« Charlie m’a mordu le doigt », 2007), qui a été vu plus de huit cents millions de fois, a généré un chiffre d’affaires de huit millions de dollars, par la « qualité » de son contenu (les gens l’ont partagé spontanément parce qu’il les faisait rire).

Le poids économique des revenus générés par les contenus amateur, toutes plates-formes confondues, est en train de devenir plus important que le poids économique du secteur audiovisuel professionnel.

Partager les images

Sur les réseaux sociaux, ce qui nous représente aux yeux des autres, c’est notre image. Mettre à jour, pourquoi pas quotidiennement, sa photo de profil, se mettre en scène via l’image, c’est au fond le même acte symbolique que choisir son vêtement, son maquillage, sa coiffure. C’est un costume. Une partie de notre vie se déroule désormais à l’intérieur des images.

La grande vertu des réseaux sociaux est de rendre possible, au-delà de l’espace géographique, une communauté de goûts, d’orientations, d’idées politiques. Ils permettent de constituer l’espace social de façon plus qualifiée. En revanche, ils sont aussi des espaces commerciaux, ce qui constitue un vrai sujet d’inquiétude : une partie bien réelle de notre vie devient la propriété de multinationales.

Aujourd’hui, très souvent, on sort son téléphone, on fait une image sans aucun mot. L’acte de production et de transmission de l’image est en lui-même une locution : s’envoyer des images est une nouvelle forme d’expression orale. D’autant plus que les jeunes gens échangent souvent des images via l’application Snapchat, dont les photos et vidéos disparaissent dix secondes après avoir été vues (dix milliards de vidéos visionnées chaque jour). L’image n’est plus un outil de mémoire ; elle est devenue un outil de conversation.

L’éducation à l’image a pour objectif, entre autres, d’éclairer les individus sur les enjeux et pouvoirs des images, afin de former de « meilleurs citoyens ». Avant 2005, il s’agissait d’« éduquer » des spectateurs. On pouvait efficacement le faire en proposant des ateliers de réalisation : passer par toutes les étapes de production d’un film (l’écriture du scénario, le tournage, le montage) permettait de démythifier les films et autres images animées auxquelles nous sommes exposés. Aujourd’hui, l’objectif de l’éducation s’est singulièrement élargi : il s’agit d’éclairer non seulement des spectateurs, mais surtout des acteurs du système médiatico-politique actuel, des producteurs et des diffuseurs, qui portent une responsabilité dans la création et la circulation des monceaux d’images qui font notre monde.

Comment y parvenir ? J’aimerais évoquer deux types de projets dont j’ai pu mesurer tout l’intérêt : l’atelier de pratique artistique, et la filmographie collective. Dans un atelier de pratique artistique, l’enjeu n’est plus seulement de faire un film, mais de le montrer. Dans la mesure où, au quotidien, chacun est désormais diffuseur, les actions pédagogiques doivent travailler cette responsabilité. Les jeunes qui y participent seront réalisateurs, mais aussi programmateurs. Ils organiseront la projection et la diffusion de leurs films en amont : choisir les films, faire l’affiche, la communication, la préparation technique, la médiation (parler avant et après les films), organiser la salle, cuisiner des gâteaux, faire le noir, veiller à ce qu’il y ait un bon son, etc. Ainsi, au moment de la projection, les gens sont là, les parents et les amis forment un groupe tangible. Le petit film, fragile, au centre de toutes ces attentions, va être projeté collectivement. C’est une immense intensité, une peur profonde de la réaction des autres face à ce qu’on leur offre. Et puis, le contexte étant bienveillant, ce moment de projection est extrêmement valorisant. Au bout du compte, le film a existé pour d’autres, il a eu un impact réel sur le monde, il a changé le monde, ce qui donne une assise sociale à celui qui l’a fait, et ce d’autant plus qu’il s’est investi dans le processus créatif.

Dans ce type de dispositif, l’expérience forte et collective, vécue dans le corps, du partage des images éclaire la responsabilité de chacun sur l’importance des images. Un film n’est plus une image parmi des milliards d’autres, mais l’image la plus importante pour ce groupe de gens, pendant ce moment de partage. Les films auront été faits non pas simplement pour des raisons identitaires, mais pour apporter quelque chose à un autre que soi, hors de sa communauté restreinte. Le langage des images aura été mis en forme, il aura travaillé.

Une autre piste d’action, très simple, est la filmographie collective. On propose à un groupe de personnes de donner chacun le titre d’un film qu’il aime. Et on note ces titres sur de grandes « cartes mentales », en affichant non seulement les mots et les phrases mais aussi les liens qu’ils peuvent entretenir, pour composer une sorte d’arborescence, réorganisable à loisir. Alors, on parle à l’endroit du plaisir. Écouter les titres, les noter, chercher les noms de réalisateurs, n’oublier personne, permet de fonder une relation de confiance, qui facilite la créativité future. Cela tisse des liens. Parfois on découvre, ébahi, qu’on adore le même grand film du patrimoine qu’un très jeune homme ou une très jeune fille. On prend le risque d’oser dire ce qu’on aime. On dépasse le jugement.

Benoît Labourdette

Sommaire du numéro de juin 2016 de la Revue Esprit : « Puissance des images »

  • Carole Desbarats : Faire face. Introduction. Produire des images de manière responsable, c’est permettre l’exercice de l’esprit critique.
  • Jean-Louis Schlegel : La passion des images. Aniconismes, iconoclasmes, iconophilies. L’interdit des représentations puise aux sources platonicienne, juive et musulmane pour distinguer le visible dégradé et l’invisible idéal. Si l’incarnation autorise les images, l’histoire du christianisme est secouée de crises iconoclastes.
  • Olivier Mongin : L’imagination face à l’irreprésentable. À propos de Moïse et Aaron. L’opéra de Schönberg interroge le rôle de l’imagination : pour éviter l’idolâtrie, faut-il renoncer à communiquer l’invisible ? Il est possible de suivre l’invitation de Ricœur à penser l’imagination comme reconfiguration du monde.
  • Louis Andrieu : Sexe, limites et censure. Trois cas récents. La Vie d’Adèle, Nymphomaniac et Love ont été interdits aux mineurs à la suite d’une action en justice menée par l’association Promouvoir. Ces cas de censure a posteriori menacent la liberté artistique du cinéma.
  • Léo Souillés-Debats : Quand les films inquiètent. Réflexions sur les dispositifs nationaux d’éducation à l’image. La programmation des films à destination des élèves soulève des réactions très vives de la part des parents au nom de la morale et du développement psychologique de leurs enfants. Ces réactions témoignent de craintes légitimes ainsi que d’un manque de confiance envers les dispositifs d’accompagnement.
  • Danièle Cohn : L’évidence du cauchemar. La violence des images djihadistes. Les images de violence extrême diffusées par les organisations terroristes ne sont pas des documents. Elles imposent un rapport inédit au vrai, qui exacerbe la peur et inhibe la pitié, à rebours de notre tradition iconographique.
  • Arnaud Desplechin : Voir sans avoir vu. Entretien. Les images de terreur ne s’adressent pas à nous ; elles ricanent comme les négationnistes. Parce qu’elles excluent l’apparition d’un visage, elles empêchent toute compassion. Au contraire, on ne peut filmer la mort qu’en tremblant, comme on approcherait le sacré.
  • Thomas Hirschhorn : Voir et penser. Entretien. Nous devons tout voir avec nos propres yeux, y compris les images de cadavres, pour casser les icônes journalistiques et se confronter au monde tel qu’il est.
  • Benoît Labourdette : Des vies en images. Les smartphones et les plates-formes numériques ont démocratisé les capacités d’enregistrer et de diffuser des images amateur. D’outils de mémoire, elles sont devenues outils de conversation et de partage, changement qui doit être accompagné par des actions pédagogiques.

Trois films en complément

Trois films sélectionnés par la rédaction de la revue Esprit sont visionnables en complément de l’article : Complément du dossier - Vidéos de Benoît Labourdette.

Il s’agit de :

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