« Bonjour ma belle », spectacle transmédia

28 mars 2016. Publié par Benoît Labourdette.
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« Aujourd’hui, chacun ou presque se met en scène sur les réseaux numériques, prend présence dans le regard des autres par autoportraits interposés. Qu’en est-il alors du lieu de nos existences ? Et quelles nouvelles violences humaines s’y opèrent ? Qu’est-ce que la scène du théâtre, la représentation, le geste poétique peuvent mettre en mouvement en profondeur dans les représentations mentales de nos espaces de vie contemporains ? Et comment mobiliser les outils technologiques comme des actants pertinents dans l’espace scénique ? »

Un spectacle transmédia, une proposition dramaturgique simultanée en ligne et en salle (200 spectateurs en salle + 2500 spectateurs en ligne, qui vivent deux expériences différentes), réalisé avec l’application de vidéo en direct Periscope.

Travail de création

J’ai dirigé un workshop « Création transmédia » pendant une semaine pour un groupe d’étudiants de la Femis et du CNSAD, dans le cadre d’une semaine inter-écoles en mars 2016. Le spectacle transmédia « Bonjour ma belle » a été créé dans ce contexte. En plus du spectacle sur scène, qui est l’articulation première, la brique principale du projet, d’autres expériences complémentaires proposées aux participants / spectateurs ont été conçues : des films, des enregistrements audio, des textes, un site dédié, de l’affichage, l’animation d’une page Facebook, en amont et en aval... Et le spectacle lui-même, dont le fil dramatique dépendait des interactions via le réseau, était absolument singulier à son moment d’incarnation.

Le travail s’est fait lors de discussions à la table autour des thématiques du sexisme dans les médias, pour une écriture collective, entrecoupées de tests concrets d’applications, d’improvisations, de tournages, d’écritures en autocomplétion, de vols de drones en studio... pour une aventure de la pensée et des mises en pratique concrètes associées. Le but étant d’aboutir assez rapidement à des formes d’expression multiples complémentaires, articulant le sens du sujet dans ses formes d’existence. C’est mon travail et ma compétence, que de réussir ainsi, au sein d’un groupe hétérogène, à faire exister l’expression de chacun, de façon complémentaire et constructive, puis d’élaborer collectivement une forme spectaculaire, dont la cohérence est assurée non pas par une « prise de pouvoir du maître », mais par la tenue d’un cadre symbolique extrêmement solide, qui ouvre à l’écoute et à tous les possibles de création, tout en structurant la pensée et la représentation. Cela afin d’arriver à une justesse et à une vérité de ce qui est produit. Qu’est-ce que créer ensemble et comment cela s’opère ? Travail avec le conscient et avec l’inconscient (selon une méthodologie qu’il est un peu difficile de résumer en quelques mots).

L’expérience transmédia

Qu’est-ce que le transmédia ? Une narration sur de multiples supports. Comment ce concept peut-il s’appliquer au spectacle vivant ? Voici une synthèse de la proposition publique de ce projet. C’est je pense une bonne illustration d’une démarche transmédia au service d’un sujet : les dérives sexistes et la violence ordinaire sur les réseaux sociaux.

  • Tout d’abord, création d’une page Facebook « Bonjour ma belle », plusieurs jours avant le spectacle, avec une annonce de la date et de l’heure de la représentation (annoncée au théâtre et accessible à distance en live). Des posts « comptes à rebours » y sont publiés régulièrement.
  • Une annonce par email à des publics ciblés.
  • Ensuite, des QR Codes, diffusés dans des lieux physiques et sur la page Facebook, qui amenaient au site web dédié http://bjrmabelle.fr, sur lequel il n’y avait alors qu’un compte à rebours, ainsi qu’à l’application Periscope, qui allait être au cœur de la dramaturgie du spectacle.
  • Un SMS mystérieux envoyé la veille au soir du spectacle aux 200 spectateurs attendus : « Yo tu ma vendu du rêve ».
  • Dans l’entrée du théâtre, des SMS mystérieux aussi étaient affichés, avec un QR Code au dessus (qui dirigeait vers l’application Periscope).
  • Dans le théâtre à l’italienne du CNSAD, avant l’entrée du public, nous avons disposé sur chaque siège une feuille blanche, avec un QR Code qui amenait au site web, ainsi qu’une phrase invitant à se servir de son téléphone mobile pendant le spectacle. Ces feuilles avaient pour objectif d’être le lien après le spectacle vers le site web qui allait rassembler d’autres contenus, donc la suite de l’expérience.
  • Voici une synthèse du spectacle qui a eu lieu sur scène (15 minutes, dont vous pouvez regarder la captation ci-dessus) :
    • A l’entrée du public, sur la scène, éclairée : Un grand écran au fond du plateau. Une petite table à gauche (« à jardin »), avec une caméra banc-titre verticale, et une opératrice équipée d’un ordinateur portable et d’une tablette, déjà affairée sur ses machines. A droite (« à cour »), une grande table avec trois personnes assises face au public, chacune en train de manipuler son téléphone avec concentration.
    • Extinction de la lumière. Noir total.
    • On entend une voix de femme, au micro, dire « Yo, tu m’as vendu du rêve » (phrase qui avait été reçue la veille au soir par une grande partie des spectateurs par SMS sur leur téléphone portable, par un expéditeur inconnu).
    • Sur l’écran au fond de la scène, ces mots apparaissent, en blanc sur fond noir. Ils sont tapés par l’opératrice sur son ordinateur portable, dont l’écran est filmé par la caméra banc-titre.
    • Ensuite, d’autres SMS sont écrits à l’écran et dits par la voix de femme, qui racontent le sexisme ordinaire, extrêmement violent, que l’on peut trouver sur les réseaux sociaux. Les phrases sont toutes extraites de sessions Periscope.
    • L’opératrice referme l’ordinateur portable. Une tablette apparaît en très grand sur l’écran du fond, affichant une carte du monde.
    • La main de l’opératrice, en ombre chinoise, fait se déplacer la carte, et nous connecte aux « flux vidéo » de personnes de par le monde, qui partagent leur intimité en live, avec l’application Periscope. Tout un chacun peut se connecter pour être voyeur et commenter, via des messages de différentes couleurs, qui défilent sur l’image, allant jusqu’à cacher le visage. En bas à droite de l’écran, le nombre de personnes connectées simultanément est affiché.
    • Les visages des trois personnes qui manipulent leurs téléphones apparaissent sur scène. Leurs visages sont éclairés seulement par la lumière des écrans de leurs téléphones, qu’elles vont manipuler pendant toute la pièce.
    • Sur l’écran, nous arrivons à Paris, nous nous connectons à une jeune femme, puis à une autre, qui a des lunettes noires et parle de son petit ami qui l’a trompée la veille, raconte qu’elle a pleuré toute la nuit, qu’elle a vingt ans... elle répond oralement aux commentaires écrits. Les commentaires sexistes abondent. De plus en plus de personnes se connectent. Ce sont de vrais utilisateurs.
    • Le nombre d’utilisateurs indiqué en bas de l’écran augmente à toute vitesse. En quelques minutes, cela passe de 40 à 500 personnes, connectées simultanément. Pendant les 12 minutes de la connexion, 2500 personnes auront été connectées. Dans la salle de théâtre, il y a 200 spectateurs. Deux publics en parallèle, recevant différemment la même proposition dramatique.
    • Les commentaires, extrêmement nombreux, sont pour une grande part très violents, en une violence sexiste ordinaire, qui est comme le substrat de base de ces relations là.
    • La comédienne, Andrea El Azan, qui inteprète ce personnage joue selon un canevas dramaturgique, mais improvise en fonction des commentaires. Les spectateurs connectés à l’application sont, sans le savoir, ses partenaires de jeu.
    • Parmi tous les commentaires affichés à l’écran, quatre interlocuteurs sont des comédiens : les trois personnes présentes sur scène (Mathilde Charbonneaux, Laura Garcia, Rafael Torres Calderón), ainsi qu’une quatrième (Bénédicte Mbemba), qui interprète le protagoniste principal des commentaires, qui est dans le studio avec Andrea El Azan, d’une part afin qu’elle ne soit pas seule à essuyer la violence et à y proposer du théâtre, et afin qu’elles puissent, à deux, adapter la dramaturgie en temps réel.
    • C’est une sorte de feu d’artifice de mots, d’interactions intimes, qui révèlent un champ de communication frénétique, fait de superficialité humaine, de violence, à l’intérieur duquel surviennent aussi de la compassion et de la poésie. Regarder la captation permet de se rendre compte de la puissance dramatique extrêmement singulière de ce moment.
    • La jeune femme réalise qu’elle a été « géolocalisée », que son interlocuteur principal a énormément d’informations sur elle, et va venir la rejoindre. Elle prend peur. Les commentaires inquiets fusent, les conseils pour se protéger aussi. La protection via l’écran interposé est tout à coup brisée.
    • Après des atermoiements en interaction avec les utilisateurs connectés, elle décide finalement d’aller y voir, de sortir de chez elle pour aller à la rencontre de cet homme, de s’y risquer. Les commentaires des spectateurs s’excitent en recommandations et conseils.
    • Elle sort, en marchant dans le couloir, s’autofilmant toujours, elle commence à chanter une chanson. On « décolle » de la situation pour entrer dans la poésie.
    • Et elle arrive... dans la salle du théâtre ! Les spectateurs présents la voient et l’entendent chanter. Elle filme le public, l’écran, les spectateurs. Sa voix est démultipliée, car rediffusée en direct, avec des retards différents, par tous les téléphones connectés de la salle. Mise en abyme fascinante. Les commentaires effarés pleuvent. Tout s’inverse, le personnage masculin s’est transformé en public de théâtre, la jeune fille éplorée s’est transformée en chanteuse, le réseau social de voyeurisme est devenu la scène d’un spectacle et non plus seulement la réalité des fantasmes déversés. Le vécu des spectateurs connectés dans Periscope et des spectateurs de la salle est essentiellement différent, face à une unique proposition dramatique.
    • Sur scène, l’opératrice (Agathe Reiland) referme la tablette. L’écran devient noir. Les visages des trois personnages aux téléphones s’éteignent. Applaudissements.
    • L’opératrice rouvre l’écran de l’ordinateur portable et se remet à taper, un texte qui apparaît en blanc à l’écran. Un texte très étrange, poétique, parlant d’amour d’une façon très disjointe, c’est un texte écrit au moyen du système d’autocomplétion des téléphones, une rhétorique de machine avec un champ lexical humain. L’écran se referme. Noir. Applaudissements.
    • Les lumières se rallument. Le dispositif scénique est démonté à vue en très peu de temps, un texte sur l’écran du fond invitant à se connecter au site web dédié pour « continuer l’expérience ».
  • Le site web dédié http://bjrmabelle.fr propose la captation, mais surtout beaucoup de contenus complémentaires, pour explorer plus avant la thématique du sexisme. Des films courts, des enregistrements de voix, des textes écrits en autocomplétion... Tous ces contenus ont été créés par les participants au projet. Antoine Garnier a construit ce site web, envoyé les SMS, conçu les dispositifs en ligne. Benjamin Chevallier et Roman Jean-Elie, qui ne pouvaient être présents au moment de la représentation, furent au cœur de la création (conception du dispositif transmédia, création de contenu, conception dramaturgique, création et animation de la page Facebook, des QR Codes...)
  • Les retours des spectateurs présents furent très positifs, alarmistes, stupéfaits de constater que tout cela n’était pas de la fiction, mais la réalité d’une partie des échanges humains d’aujourd’hui, tout ceci mis en scène par le dispositif transmédia.

Communiqué

« Bonjour ma belle », spectacle transmédia
« Chacun aujourd’hui se met en scène sur les réseaux, prend existence dans le regard des autres par autoportraits interposés. Qu’en est-il alors de la scène du théâtre, de la représentation, du geste poétique ? Création collective transmédia animée par Benoît Labourdette, sur scène, sur Periscope, sur Facebook, sur internet, sur téléphones mobiles, dans la ville... »

Samedi 26 mars 2016 à 14h. Durée : 20 minutes. Spectacle au Conservatoire National d’Art Dramatique - 2bis rue du Conservatoire 75009 Paris.

Générique

« Bonjour ma belle », spectacle transmédia

création collective dirigée par
Benoît Labourdette

avec
Mathilde Charbonneaux
Benjamin Chevallier
Andrea El Azan
L. Garcia
Antoine Garnier
Roman Jean-Elie
Bénédicte Mbemba
Agathe Reiland
Rafael Torres-Calderon

Femis - CNSAD - 2016

Clin d’oeil

Par une étonnante coincidence, le jour de la représentation, le 26 mars 2016, était aussi le premier anniversaire de l’application Periscope.

Portfolio

Le spectacle vivant est ma formation et ma culture initiale. Jeune comédien dans les années 1990 avec entre autres La Compagnie du Chaland et Trottoir Express, formé au travail du masque et à l’art du bouffon avec William Nedel, j’ai aussi très tôt associé le cinéma et la vidéo à la scène, en réalisant notamment beaucoup de captations de spectacles. Depuis quelques années, mon travail de diffusion cinématographique sous forme de spectacle vivant et de multiples collaborations m’amènent à réinvestir plus directement le travail de conception scénique, notamment en accompagnant des projets avec des innovations techniques et d’écriture dramaturgique liées aux enjeux des nouveaux usages des médias.